THE LIPS CYCLE
DANIEL D’ADAMO
En 2010, j’étais dans une chambre d’hôtel à São Paulo (Brésil). Attendant les premières répétitions d’un concert, j’avais quelques jours disponibles devant moi. Sans piano, ni ordinateur ou papier à musique, j’ai expérimenté l’émission vocale totalement silencieuse d’un texte improvisé, le prononçant de manière extrêmement détaillée, épelée, mais tout en évitant que les cordes vocales ne se mettent à vibrer.
Lors de l’énonciation silencieuse d’un texte, des sons minuscules se produisent à l’intérieur même de la bouche, les lèvres s’y entrechoquent, la langue y percute l’arrière des dents et du palais, elle claque contre ses parties intérieures, les sons sifflants sont modulés par la forme de la langue, ils passent entre les dents, résonnent à l’intérieur de la bouche, sont interrompus par une consonne plosive. Dans l’écoute concentrée de ces sons minimaux – respirations, souffles, halètements, murmures, frictions, frottements, spasmes – s’établit une intimité musicale d’une sensualité particulière liée à leur puissance évocatrice. Tout cela se dessine dans une échelle musicale infinitésimale.
L’idée de composer un cycle est venue après avoir composé Lips, your lips pour voix et électronique (2010), abordant la même échelle du son dans une pièce pour flûte-alto, voix et électronique, Keep your furies (2012). Plus tard, Air lié (2013) pour flûte et électronique, Traum-Entelechiæ pour voix, flûte-alto, harpe et électronique (2016) et Fall, love letters fragments (2017) pour voix, harpe et électronique ont prolongé et complété le cycle.
Le projet d’impliquer au maximum l’auditeur dans sa relation d’écoute avec chaque pièce, l’idée de le toucher, de le traverser avec le son, n’est pas étrangère au thème central du cycle. La spatialisation de l’électronique cherche aussi à matérialiser cet objectif.
Les parties électroniques ont été réalisées à partir des matériaux présents dans les partitions. Ils ont été enregistrés en studio, principalement par Isabel Soccoja, Nicolas Vallette et Élodie Reibaud. L’électronique prolonge la partition elle-même et étend les capacités de la voix et des instruments, les dotant d’attributs techniques et musicaux qu’ils ne possèdent pas naturellement. Elle élargit aussi l’espace sonore de chaque pièce à travers sa projection quadriphonique (en stéréo dans cet enregistrement).
Ce CD reprend la présentation en concert du cycle : des miniatures acousmatiques séparent les pièces instrumentales pour recentrer l’écoute sur une échelle concentrée, minimale, avant qu’elle ne puisse se redéployer dans la pièce suivante.
Les textes des différentes pièces ont de manière diverse, un fort pouvoir d’évocation. Dans Lips, your lips il est déconstruit, fractionné et évoque de manière récurrente la transmission du sens par la bouche, la langue, les lèvres et enfin par la parole et le chant. Le sujet du texte de Keep your furies est la manifestation d’un état mental conditionné par l’hypersensibilité émotionnelle et sa projection narcissique sur autrui. Certaines dimensions liées à la perception, sont le sujet des textes de G. W. Leibniz utilisés dans Traum-Entelechiæ. Enfin, des extraits de la correspondance entre Virginia Woolf et Vita Sackville-West nourrissent Fall, love letters fragments, conclusion du cycle habitée par la sensualité du sentiment amoureux et le désir qu’il provoque, ou qu’il justifie.
Daniel D’Adamo